Itinéraire Démocratique et Social – IDS / Essabil
Manifeste
Pour une Algérie moderne et démocratique
PREAMBULE
L’année 2002, année du 40ème
anniversaire de l’Indépendance, devrait être l’occasion d’une commémoration
digne des énormes sacrifices consentis par le peuple algérien pour sa
libération du joug colonial. Cependant, pour la majorité des Algériennes et des
Algériens, le 5 juillet 2002 ne sera synonyme ni de liberté, ni de bien-être,
ni même d’espoir en des lendemains meilleurs.
Comme en 1988, le pays semble de
nouveau dans une impasse totale. En effet, depuis le 18 avril 2001, date
inaugurale de ce qui allait devenir le « printemps noir »,
l’Algérie renoue avec l’émeute, tant en Kabylie où le phénomène, par son
étendue et sa durée, a fini par plonger toute la région dans le chaos, que
dans les autres wilayas du pays, même si les accès de fièvre demeurent limités
dans le temps et dans l’espace. Cette situation dramatique était prévisible et
la responsabilité en incombe totalement au pouvoir. Ce dernier s’est toujours
refusé à répondre aux justes aspirations des Algériennes et des Algériens à la
démocratie, à la liberté et à la justice sociale. L’accroissement des
inégalités, l’extension du chômage et de la misère, le règne de l’arbitraire et
des passe-droits, l’omniprésence de la corruption, la tyrannie des mafias, la hogra
au quotidien sont devenus insupportables.
Le pouvoir a cru qu’il pouvait
continuer d’ignorer les préoccupations légitimes des citoyens, en fermant les
champs politique et médiatique. Ce faisant, il s’est coupé totalement de la
société. En l’absence de canaux de médiation, il ne reste donc plus d’autre
espace d’expression à une jeunesse désespérée que la rue. Faute de réponse
politique aux demandes exprimées, le face-à-face avec les services de sécurité
se transforme inévitablement en émeutes.
Le processus de normalisation
autoritaire engagé à partir de 1995 avec l’élection présidentielle, puis la
promulgation d’une nouvelle constitution en 1996 et les élections législatives
et locales en 1997, en l’absence d’une vie politique réelle et dans un
environnement caractérisé par un terrorisme des plus barbares, ne pouvait se
réaliser qu’au moyen de la fraude. Cette construction factice a vite montré ses
limites. Par ailleurs, le régime a non
seulement conservé son appareil traditionnel, le FLN, mais il s’est aussi
permis le luxe de se doter d’un deuxième appareil, pour mieux assurer sa
pérennité et écarter ainsi toute possibilité d’alternance.
Le discrédit qui a frappé ces
institutions issues de la fraude est tel aujourd’hui que les citoyennes et les
citoyens, même s’ils demeurent globalement hostiles au pouvoir en place, ne
croient plus ni aux élections, ni même aux partis politiques. D’ailleurs, ce
n’est pas un hasard si le mouvement citoyen de
Kabylie s’est organisé d’une manière autonome sous la forme de la
Coordination des Aarouchs. A trois mois de l’échéance normale des
législatives, l’écrasante majorité des Algériennes et des Algériens ne se sentent pas du tout
concernés par un vote dont ils savent à l’avance qu’il ne leur apportera rien
de plus que le quotidien morose qu’ils connaissent depuis trop longtemps déjà,
sans compter que la Kabylie risque de n’y pas participer du tout.
Le devoir de vérité et de lucidité
commande de dresser un bilan sans complaisance de la situation du pays, de
cerner les raisons profondes de la crise et de proposer des solutions
raisonnables à même d’épargner au pays de nouveaux malheurs.
Où en est l’Algérie aujourd’hui ?
La violence meurtrière qui sévit depuis
dix ans maintenant a fait plus de 100 000 morts et un nombre considérable de
handicapés, de veuves et d’orphelins, sans compter des milliers de
« disparus » et des centaines de milliers de personnes déplacées.
L’ampleur des destructions se chiffre en milliards de dollars. L’élite
intellectuelle du pays (journalistes, universitaires, personnalités politiques
et syndicales) a été décimée, tandis que des milliers de cadres,
d’universitaires, de chercheurs et de médecins ont fui le pays, pour la plupart
de manière définitive. Malgré l’amnistie accordée aux terroristes en violation
de la Constitution, la paix promise n'a pas été ramenée. L’année 2001 a encore
enregistré au moins 2 000 morts.
En dépit des changements de forme, le
régime politique est resté globalement le même qu’avant octobre 1988. Il reste
marqué par la dualité entre des institutions de façade, lieu d’exercice d’un
pouvoir civil, où les acteurs produisent des discours mais demeurent
totalement impuissants à changer la
réalité et des cercles de décision occultes, lieu d’exercice du pouvoir réel, où les acteurs ne
s’expriment qu’en de rares occasions mais qui prennent effectivement toutes les
décisions qui comptent. Faut-il s’étonner dès lors que les
« institutions », notamment les deux chambres du parlement, ne sont
que des chambres d’enregistrement, destinées plus à la consommation extérieure
qu’à servir véritablement de représentation nationale ?
Si la responsabilité première de cette
situation incombe au pouvoir, la faillite de la classe politique est tout aussi
patente aux yeux des citoyens. Les partis dits d’opposition se sont en fait
organisés sur le modèle du parti unique, n’étant en définitive que des
appareils au service d’un zaïm tout puissant et inamovible. La fonction
principale de cette opposition est soit de servir de caution démocratique au
régime, soit de relayer le discours populiste du pouvoir auquel elle a fini
d’ailleurs par s’associer. En définitive, on peut dire qu’en guise de
multipartisme, l’Algérie s’est plutôt dotée d’une multitude de « partis
uniques ».
Globalement, le champ politique est
occupé par deux courants : un courant islamo-populiste, et un courant
moderniste, dit démocrate. Le premier possède une grande capacité de
mobilisation mais se trouve porteur de menaces pour les libertés individuelles,
et même du danger du recours à la violence et au terrorisme comme l’expérience
tragique des dernières années l’a amplement démontré. Le second,
théoriquement favorable aux libertés
démocratiques, reste cependant largement coupé des réalités algériennes,
n’arrive pas à s’unir et n’a un ancrage solide que dans le bastion kabyle, ce
qui lui donne forcément un caractère régionaliste et ne lui laisse que de très
faibles capacités de mobilisation à l’échelle nationale.
C’est d’ailleurs en raison de l’échec
relatif des partis traditionnellement implantés en Kabylie que les citoyens de
cette région ont inventé un type d’organisation original, la Coordination des Aarouchs,
qui, tout en puisant sa substance dans les traditions séculaires du peuple
algérien, n’en est pas moins moderne de par sa composante, son autonomie, ses
modalités d’action et ses objectifs. Non seulement les Aarouchs ont
démontré leur représentativité par leur capacité de mobilisation, mais ils ont
élaboré une série de revendications, consignée dans la Plate-forme d’El Kseur,
qui est un véritable texte doctrinal dont la portée est nationale et dépasse
largement le cadre de la seule Kabylie. Le pouvoir s’est d’ailleurs trouvé
contraint de reconnaître la légitimité de ces revendications.
Tous les maux constatés en Kabylie sont
en réalité largement répandus dans les autres régions du pays. Ils ont pour
noms : mépris envers le citoyen, sentiment d’injustice appelé « Hogra »
ou « Tamheqranit », bureaucratie, corruption, chômage, crise
du logement, pauvreté, misère sociale, vide culturel, déni identitaire et
surtout absence totale de perspectives. Ce ne sont là que les symptômes de la
faillite d’un régime devenu obsolète.
Par ailleurs, les politiques économiques
imposées sous la houlette du FMI, à partir de 1994, n’ont pas arrangé les
choses. Certes les équilibres macro-économiques ont été maîtrisés et des
réserves de change conséquentes ont été constituées, mais l’ouverture
économique a surtout favorisé les activités de négoce, le commerce
d’importation et alimenté la spéculation et la corruption, au lieu de relancer
l'activité productive. L’investissement étranger n’est réellement présent que
dans le secteur des hydrocarbures. L’évasion fiscale est plus importante que
les rentrées fiscales ordinaires et le budget de l’Etat dépend à 70% de la fiscalité pétrolière.
Le chômage atteint 30% de la population
active, alors qu’arrivent sur le marché du travail entre 250 000 et 300
000 personnes supplémentaires chaque année. La crise du logement se traduit par
un déficit d’au moins 1 500 000 unités. La pénurie d’eau devient un problème
majeur tant pour les grands centres urbains que pour l’agriculture. Le système
de santé est défaillant à plus d’un titre. La sécurité sociale connaît des
déficits structurels appelés à se creuser, notamment sa branche retraite. La
pauvreté, avec son lot de fléaux sociaux (toxicomanie, prostitution, petite et
grande délinquance) et de maladies, tend à se généraliser. Le système éducatif exclut chaque année plus
de 500 000 élèves. En dépit de la "scolarisation massive", l'Algérie
compte pas moins de 40% d'analphabètes. L'activité culturelle est réduite aux
seules manifestations folkloriques. La religiosité ostentatoire, l'intolérance et
la censure ont réduit les créateurs au silence ou à l'exil.
Comment en est-on arrivé là ?
Les Algériennes et les Algériens paient
aujourd’hui le prix des mauvais choix qui leur ont été imposés dès
l’Indépendance. A titre d’illustration, on peut faire remarquer que si, en
1960, l’Algérie et la Corée du Sud avaient un revenu par habitant comparable,
aujourd’hui, celui de la Corée est six fois plus élevé. De plus, en dépit de l’existence d’une manne
pétrolière très enviable, la comparaison avec nos voisins maghrébins ne plaide
pas en faveur de l’Algérie.
Tant que la manne pétrolière
permettait, par la gabegie et le populisme, et au prix de gaspillages énormes,
d’assurer la «paix sociale», le régime a pu se maintenir sans trop de
difficultés, malgré l’existence de mouvements de contestation. Mais
l’effondrement du prix du baril en 1986, a précipité le pays dans la crise qui
a culminé avec les évènements d’octobre 1988.
Au lieu d’en tirer les leçons et
changer de cap en optant franchement pour une transition démocratique, le
régime a préféré la fuite en avant dans une fausse alternative en favorisant le
courant islamiste. Certes l’avènement du multipartisme, l’apparition d’une
presse indépendante et les premières réformes économiques en 1989 avaient suscité
des espoirs légitimes. Mais le coup d’arrêt brutal à la transition
démocratique, en janvier 1992, n’a fait qu’approfondir une crise, déjà très
complexe.
Les faits ont amplement démontré a
posteriori que le pouvoir n’a jamais voulu d’une véritable transition
démocratique, attendant seulement le moment favorable pour récupérer le terrain
perdu. C’est ce choix à courte vue qui est le premier responsable du drame que
connaît l’Algérie depuis dix ans. Treize années après les douloureux évènements
d’octobre, la démocratie n'est toujours pas au rendez-vous et l’Algérie se
trouve quasiment à la case départ. Le régime continue à s’accrocher aux
solutions factices imposées d'en haut et aux recours réitérés à des
"hommes providentiels".
Pourquoi en est-on arrivé là ?
On peut légitimement s’interroger sur
les raisons de l’échec de la transition démocratique en Algérie quand on sait
que la plupart des pays d’Europe de l’Est ont fait leur mutation en l’espace
d’une année ou deux seulement et, pour les plus dynamiques d’entre eux,
s’apprêtent déjà à intégrer l’Union européenne élargie. En réalité, la
comparaison n’a pas lieu d’être. Alors que ces pays avaient naturellement
accédé à la modernité, au même titre que l’Europe de l’Ouest, l’Algérie, de par
la situation de décadence puis de colonisation qu’elle a subie, n’a connu
qu’une modernisation forcée, venue de l’extérieur, et qui n’a pénétré la
société que très superficiellement. En conséquence, la culture populiste
demeure prépondérante.
Au niveau du pouvoir, le populisme se
traduit par un discours et des pratiques faits d’autoritarisme, de
nationalisme, de paternalisme et de démagogie. L’Etat est réduit à son seul
appareil administratif et se trouve privatisé de fait, au profit d'un pouvoir
de type autoritaire. Au lieu de résider dans des institutions pérennes, le
pouvoir est personnalisé. Le régionalisme, le clanisme, la bureaucratie, la
corruption sont les constantes d’un tel régime qui a fini par dilapider
l’énorme capital de sympathie de l’Algérie, hérité de sa lutte de libération.
La rente pétrolière, qui aurait pu constituer un atout pour l’économie
algérienne, a surtout servi à alimenter les réseaux clientélistes et à
fabriquer un consensus populiste garantissant la paix sociale.
Prisonnière d’une conception frileuse
de l’unité du peuple, la vision populiste ne connaît que la langue unique, la
religion unique et la pensée unique. Elle ne reconnaît pas la diversité au sein
de la société. En ignorant le pluralisme, elle ignore du même coup les
fondements mêmes du politique. On peut même dire qu’un régime populiste, quelle
que soit sa forme, est fondamentalement un régime apolitique Toute expression
d’une divergence est ainsi vue comme une atteinte aux intérêts supérieurs de la
nation, voire comme une trahison. L’unanimisme de façade sert alors à masquer
le rejet du pluralisme politique. Les conflits ne peuvent alors s’exprimer que
par les discours de haine et la violence à laquelle répondra la répression. Or
la démocratie n’a de sens que dans une situation où les conflits sont
institutionnalisés et donc susceptibles de trouver une issue pacifique par le
dialogue, la négociation et le compromis. Cette conception du politique est au
cœur de la modernité.
La culture populiste demeure largement
répandue non seulement au sein du pouvoir et de la classe politique mais aussi,
et à cause de cela, au sein de la société toute entière. On ne peut prétendre
vouloir la démocratie, qui n’est au fond qu’une procédure de légitimation des
élites dirigeantes, sans en accepter les prémices, c’est-à-dire la modernité
politique. La crise algérienne résulte d’abord de la difficulté des Algériennes
et des Algériens à accéder à la modernité. Force est de constater que la
modernisation forcée, imposée par le haut avec acharnement pendant trois
décennies, selon un schéma importé et sans rompre avec le populisme, a échoué.
De cet échec est né un autre avatar du populisme, l’islamisme, qui au nom de
l’authenticité, rejette toute forme de
modernité, assimilée à l’occidentalisation.
Comment en sortir ?
De ce
qui précède, il s’ensuit que, pour entrer en politique, il faut d’abord sortir
du populisme.
Au
niveau symbolique, il faut commencer par enlever à la terminologie officielle
des différentes institutions de l’Etat les qualifiants qui témoignent de la
culture populiste. Il est amplement suffisant de dire simplement :
« République algérienne », « Armée algérienne »,
« Assemblée nationale », « Maire », « Conseil
municipal »… Il faut cesser de faire référence aux « masses
populaires », mais s’adresser à l’individu-sujet et au citoyen.
Il faut réserver le terme nation
pour la seule nation algérienne et utiliser le terme monde arabe ou musulman
pour désigner l’ensemble des pays arabes ou musulmans. L’Algérie doit être
considérée comme une nation fécondée avantageusement par divers peuples,
cultures et confessions, tout au long de son Histoire et non comme la terre du peuple
héroïque qui a réussi à repousser toutes les invasions pour rester lui-même.
L’Algérie ne doit plus se définir par des « constantes de la
nation », autrement dit une identité permanente, déterminée une fois pour
toutes, mais comme une collectivité politique définie par une volonté de vivre
ensemble, en citoyens, à la fois égaux et différents.
Il nous faut bannir
définitivement toute forme d’ostracisme à l’égard des autres cultures ou confessions, promouvoir le dialogue des
cultures et des religions et œuvrer pour
que l’Algérie redevienne une terre d’accueil pour les étrangers, y compris pour
ceux qui seraient désireux de s’établir définitivement chez nous. Les nations
les plus fortes et les plus dynamiques ne sont-elles pas celles qui se sont
constituées par des vagues successives d’immigration ?
Ensuite,
un travail d’éducation politique doit permettre au plus grand nombre d’accéder
à la modernité et d’en assimiler les valeurs essentielles.
La rationalité signifie que la vie en
société peut être organisée de manière intelligente et que la quête du progrès
est légitime et à la portée de tous.
La citoyenneté implique des sujets pleinement
conscients de leurs droits et de leurs devoirs et qui participent activement à la vie politique et
à l'élaboration de la loi, par définition expression de la volonté générale.
L'égalité, corollaire de la
citoyenneté, qui signifie que tous les citoyens sont égaux en droits et en
devoirs et qu'il n'y a aucun privilège de naissance ou pour toute autre raison,
qu'ils sont égaux devant la loi et dans les faits et qu'ils disposent
d'opportunités égales.
La modernité n'est pas du tout en
contradiction avec les principes islamiques, contrairement à ce que prétendent
les promoteurs des thèses obscurantistes. Bien au contraire, rien ne s’oppose à
être moderne tout en se prévalant des valeurs spirituelles de l’islam. La
modernité bien comprise doit d’ailleurs s’appuyer sur la tradition et sur tout
ce qui constitue notre mémoire collective.
La démocratie, quant à elle, ne saurait
se résumer aux rendez-vous électoraux. Elle doit se fonder sur la modernité
politique. Il s’ensuit qu’une élection acquise sur une base populiste n’a que
peu de valeur. Elle est même porteuse de graves dangers, dont la confiscation
des libertés n’est pas le moindre. La démocratie ne saurait être reconnue comme
valable sans tout ce qu’elle implique : consultations populaires régulières ;
participation des citoyens à ces consultations ; pluralisme des partis
politiques ; gouvernement de la majorité dans le respect des droits de la
minorité qui doit pouvoir s’exprimer, formuler des critiques et constituer une
opposition ; principe de l’alternance au pouvoir ; pluralisme
institutionnel avec la séparation et
l’équilibre des pouvoirs ; éducation et information des citoyens…
Ainsi le pouvoir prétend de manière
fallacieuse que la démocratie existe en Algérie. Or le principe d’alternance au
pouvoir, qui signifie que l’opposition devient majoritaire et accède au
pouvoir, n’a jamais été concrétisé puisque tous les gouvernants, élus ou non,
ont toujours été issus du système.
De plus, si la démocratie politique est
essentielle, elle ne saurait constituer une fin en soi. La démocratie n’est que
le moyen de résolution pacifique des conflits. Il est tout aussi important que
des projets et des programmes soient élaborés et soumis à l’appréciation des
citoyens.
La classe politique doit donc
rompre définitivement avec les discours populistes et les promesses
démagogiques. Les hommes politiques doivent proposer des programmes pouvant
constituer des alternatives crédibles aux questions politiques, économiques et
sociales, à moyen et long termes, et non se focaliser seulement sur les
questions de pouvoir. Les partis doivent se constituer d’abord autour des idées
et pas seulement autour d’un chef. L’organisation et le fonctionnement des
partis doivent obéir aux règles démocratiques.
Au plan idéologique, les courants
fondés sur l’islam, s’ils doivent continuer d’exister, doivent impérativement
faire leur mue vers une sorte de démocratie musulmane, alliant les exigences de
la pratique démocratique aux valeurs les plus nobles de l’islam, et abandonner
définitivement l’objectif, utopique et porteur de menaces, de réalisation d’un
Etat islamique qui serait conforme à la sharia. Les courants modernistes
doivent rompre avec une vision purement rationaliste de la modernité, qui même
si elle se prétend à vocation universelle, n’en est pas moins un héritage
judéo-chrétien. Ils doivent également pouvoir se rassembler et élargir leur
implantation à l’ensemble du territoire national pour devenir crédibles. La
classe politique algérienne ne peut donc se constituer en alternative au régime
en place qu’en accédant elle-même à la modernité.
Quelles réformes mettre en œuvre ?
Les
réformes institutionnelles sont impératives. Il faut séparer et équilibrer les
pouvoirs au niveau central et en même temps procéder à une large décentralisation.
Donner plus de pouvoir au Parlement, réduire les prérogatives du président de
la République et garantir l’indépendance de la magistrature sont les axes
principaux de la réforme institutionnelle. L’armée doit être dépolitisée et
professionnalisée. Les services de sécurité doivent retrouver leur vocation
normale dans un Etat de droit et ne plus s’immiscer dans la vie politique.
Les
collectivités locales doivent bénéficier de la libre administration de leurs
affaires et d’une fiscalité distincte de celle de l’Etat. Les assemblées
régionales devront être le pivot d’une vraie décentralisation avec dévolution
de compétences, se fondant sur le principe de subsidiarité.
Les
droits de l’Homme, dans toutes leurs dimensions, seront consacrés dans les
textes fondamentaux et les moyens de leur sauvegarde et de leur promotion mis
en place. A ce titre, en vertu du principe de citoyenneté, l’égalité des droits
entre l’homme et la femme doit s’affirmer dans la loi et se concrétiser dans la
pratique. Tamazight doit être reconnue comme langue nationale au même titre que
l’arabe. Dans le cadre de la décentralisation, les régions qui le souhaitent
pourraient, après consultation populaire, en faire leur langue officielle.
Dans
un Etat de droit, la liberté est la règle et l’interdiction l’exception.
Partant de ce principe, tout ce qui
n’est pas interdit doit être libre. Ainsi les libertés d’association,
d’opinion, d’expression, le droit syndical et le droit de grève, étant des droits
fondamentaux, ne doivent être soumis à aucune loi, sauf pour en garantir
l’exercice. Aussi, les partis politiques, les associations, les syndicats, les organes de presse, les chaînes de radio
et de télévision doivent pouvoir être
créés librement. Le droit de réunion, le droit de grève et le droit de
manifester pacifiquement doivent obéir au principe déclaratif et non au régime
de l’autorisation préalable. Conformément aux conventions internationales, les
seules limites acceptables pour l’exercice des libertés fondamentales sont
celles imposées par la nécessité de sauvegarde de l’ordre public.
Toutes
les autres réformes, qu’elles soient à caractère économique, social et
culturel, restent largement tributaires des réformes politiques. Les réformes
du système bancaire, la dynamisation de la Bourse d’Alger, la mise à niveau de
l’appareil productif, les encouragements à l’investissement et à la création
d’entreprises, les privatisations, la transparence dans les pratiques
commerciales et le rôle régulateur de l’Etat ne peuvent être assurés si la
souveraineté de la loi n’est pas admise et l’indépendance de la justice n’est
pas concrétisée. Il est certain que sans une véritable démocratisation et la
garantie d’un Etat de droit, il n’y aura en définitive ni stabilité politique,
ni investissements, ni croissance économique, encore moins une hypothétique
renaissance culturelle, pourtant si nécessaire.
Comment
procéder ?
Diverses
propositions émanant de l’Opposition ont été formulées dans une perspective de
sortie de crise. La plupart suggèrent une nouvelle période de transition, de
durée variable, avec des organes cooptés, à l’issue d’un dialogue ou d’une
conférence réunissant pouvoir et Opposition. Implicitement, elles
sous-entendent le départ ou la mise hors-jeu du président de la République
actuel et le report des échéances électorales. Elles préconisent en somme une
sortie de crise par le haut dont la légitimité, par principe, est très
discutable.
La plate-forme d’El Kseur, émanation d’un
mouvement citoyen et légitimée par une large adhésion populaire, constitue une
base de travail, sans doute plus intéressante à prendre en considération,
surtout si on la replace dans un cadre national. En effet, en dehors des points
liés à la conjoncture du printemps 2001,
toutes les autres revendications ne peuvent avoir d’issue que dans un
cadre national, y compris la question de la reconnaissance de Tamazight.
Au niveau de la méthode, les acteurs du mouvement des Aarouchs
posent comme principe le caractère non négociable de la plate-forme, ce qui est
logique, vu que la plupart des points correspondent à des droits fondamentaux,
arbitrairement confisqués, et à une exigence de démocratie et de justice. Cela
n’est pas forcément contradictoire avec la nécessité de dialoguer. En outre, la
plate-forme pose des problèmes de fond que les appareils partisans ont souvent
escamotés.
Ainsi sont mis en exergue :
La nécessité de mettre fin à l’impunité
dont ont toujours bénéficié les auteurs de dépassements et l’obligation
pour l’Etat d’accorder des réparations aux victimes;
La redéfinition des missions des
différents corps de sécurité, à travers l’exigence du départ de la gendarmerie,
ce qui pose le problème des lois organiques sur la sécurité et sur l’Etat
d’urgence et l’Etat de siège, pourtant
prévues par la Constitution mais non promulguées à ce jour;
La primauté absolue de la souveraineté
populaire sur toute autre considération et donc le droit et le devoir des
instances élues de contrôler tous les organes exécutifs, au niveau central et
au niveau local ;
L’obligation de mettre fin à toute
forme d’injustice, de Hogra et d’exclusion, ce qui signifie non
seulement la primauté du droit mais aussi une exigence de justice
sociale ;
L’exigence d’un plan socio-économique
d’urgence et d’une allocation chômage.
Aucune de ces demandes n’est spécifique
à la Kabylie. C’est bel et bien d’une totale remise en cause du système qu’il
s’agit. C’est pour cette raison que le dialogue ne saurait être que national.
Ainsi, au lieu de minimiser la portée
de la plate-forme d’El Kseur, en se focalisant sur la seule Kabylie et en
dialoguant avec des partenaires non représentatifs, le pouvoir ferait mieux de
chercher plutôt à mettre à profit la
situation pour trouver les voies et moyens pour sortir, une fois pour toutes,
de la crise qui étrangle notre pays depuis plus d’une décennie. Le dialogue
doit donc concerner toutes les forces politiques nationales et toutes les
personnalités représentatives, connues et reconnues des citoyens.
Le dialogue est d’autant plus
nécessaire que la question de la tenue des élections législatives à l’échéance
normale se pose avec acuité. Tenir les élections dans les circonstances
actuelles, c’est prendre le risque d’aggraver encore plus la fracture entre la
Kabylie, qui ne va pas y participer, et le reste de l’Algérie. On ira alors
forcément vers une sorte de restauration du parti unique, sous une nouvelle
forme, avec une domination écrasante du courant conservateur. Repousser la date
des élections, sans tracer les perspectives d’une sortie de crise, ne servira à
rien d’autre qu’à reconduire le statu quo, avec le risque de prolongation et
d’extension des émeutes. De plus, ce serait violer une nouvelle fois la
Constitution. Mais l’impasse n’est due qu’à une absence de volonté politique et
ne constitue nullement une fatalité.
Le bon sens commande de tenir les
élections conformément à la Constitution et d’ouvrir simultanément un dialogue
pour dégager les perspectives d’une sortie de l’impasse. Mais pour que ce
dialogue soit crédible, il doit impérativement être précédé de mesures de
détente, prises unilatéralement par le
pouvoir, sans conditions et sans négociations préalables. C’est ce que demande
au fond la Coordination des Aarouchs en exigeant « une réponse
officielle, urgente et publique » à la plate-forme d’El Kseur.
Par la suite
devront être abrogés impérativement :
Le décret législatif portant Etat
d’urgence, qui est anti-constitutionnel et qui est devenu sans objet, d’autant
que la lutte anti-terroriste ne nécessite plus qu’un dispositif spécifique, ne
portant pas atteinte aux libertés fondamentales et pouvant être mis en place par un simple
décret exécutif ;
La loi sur les partis politiques ;
La loi sur les réunions et
manifestations publiques ;
Le Code de l’information et toutes les
dispositions pénales concernant la liberté d’expression ;
Les dispositions du Code de la famille
inspirées de la charia lorsqu’ils violent le principe de l’égalité
citoyenne.
L’objet du dialogue serait d’établir un
consensus national sur les modalités d’un retour à la transition démocratique,
ordonné et pacifique. En effet, si l’élection présidentielle de 1999, en dépit
des conditions qui l’ont entourée, a porté un candidat non issu de l’Armée à la
magistrature suprême, la portée de cet événement a été malgré tout limitée, vu
que le candidat était issu du système. Or la transition démocratique ne sera
réelle que si l’alternance est réalisée par l’accès à la magistrature suprême
d’un civil, non issu du système et non coopté par l’Armée. Les deux années qui
restent du mandat présidentiel doivent donc être consacrées à l’ouverture des
champ politique et médiatique, de manière à permettre une recomposition
politique, par le bas, conforme aux aspirations des citoyens.
Une fois acquise l’ouverture des champs
politique et médiatique, la réhabilitation de la vie politique et le dynamisme
du mouvement associatif compenseraient largement la faible représentativité des
assemblées élues en 2002, ce qui n’est pas sans rappeler la situation vécue de
1989 à 1991. De nouvelles entités
locales, les assemblées régionales, pourraient également être mises en place, à
titre transitoire, avec un pouvoir consultatif, dans les domaines économique et
social.
A l’échéance du printemps 2004, le
nouveau président, civil non issu du système et non coopté par l’Armée, doit
obligatoirement dissoudre, immédiatement après son élection, l’assemblée
nationale mal élue en 2002 et faire élire, après révision de la loi électorale,
une nouvelle assemblée nationale, représentative de la nouvelle configuration
politique du pays. Cette assemblée pourrait également se voir confier la charge
d’amender la constitution de 1996, voire d’élaborer une nouvelle constitution
dans un délai maximum d’une année. Après la mise en œuvre de la nouvelle
constitution, les élections locales concerneraient d’abord les régions, puis
les communes et les wilayas, après promulgation des lois les régissant.
La période de transition démocratique
qui s’ouvrirait après l’élection présidentielle de 2004, logiquement dirigée
par un gouvernement d’union nationale, doit servir à la mise à niveau de la
législation algérienne pour la rendre conforme aux exigences de la modernité et
de la démocratie et l’adoption d’un train de réformes institutionnelles,
économiques, sociales et culturelles en conformité avec les aspirations
légitimes des Algériennes et des Algériens à la liberté et au progrès social.
En définitive
Les exigences de la
mondialisation, de l’adhésion de l’Algérie à l’Union européenne et à l’OMC,
ainsi que le nouveau contexte international, offrent à l’Algérie une
opportunité irremplaçable pour sortir de la crise et rejoindre le concert des
nations modernes et démocratiques.
Ce défi exige d’abord de la Haute
Hiérarchie militaire qu’elle assume ses responsabilités devant l’Histoire, en
acceptant une révision déchirante de son rôle dans le pays, pour libérer du
même coup l’Institution des missions
politiques et économiques qui ne sont pas faites pour elle.
L’élite intellectuelle algérienne
est également interpellée pour qu’elle sorte du défaitisme et apporte sa
contribution par ses idées et son
engagement dans le combat pour la démocratie.
Les partis politiques doivent
tirer les leçons de leurs échecs, investir le terrain à l’échelle nationale,
être en mesure d’orienter les luttes populaires dans un sens positif et surtout être capables de s’unir pour pouvoir
peser sur la scène politique.
Enfin, le mouvement citoyen de
Kabylie, s’il veut aboutir, doit savoir
déjouer les pièges de la ghettoïsation et tendre la main au mouvement citoyen
des autres régions d’Algérie.
C’est à ce prix seulement que
l’Algérie du XXIème siècle pourra espérer devenir une nation de citoyens
libres, acteurs de leur propre destin, où chacun sera tout à la fois fier de
son identité personnelle et saura communiquer avec l’Autre.
* Député, ancien ministre
Alger, le 26 décembre 2001.