Itinéraire Démocratique et Social – IDS / Essabil

Manifeste

Pour une Algérie moderne et démocratique

Propositions de sortie de crise

 

Abdesslem Ali-Rachedi*

 

 

PREAMBULE

L’année 2002, année du 40ème anniversaire de l’Indépendance, devrait être l’occasion d’une commémoration digne des énormes sacrifices consentis par le peuple algérien pour sa libération du joug colonial. Cependant, pour la majorité des Algériennes et des Algériens, le 5 juillet 2002 ne sera synonyme ni de liberté, ni de bien-être, ni même d’espoir en des lendemains meilleurs.

 

Comme en 1988, le pays semble de nouveau dans une impasse totale. En effet, depuis le 18 avril 2001, date inaugurale de ce qui allait devenir le « printemps  noir », l’Algérie renoue avec l’émeute, tant en Kabylie où le phénomène, par son étendue et sa durée, a fini par plonger toute la région dans le chaos, que dans les autres wilayas du pays, même si les accès de fièvre demeurent limités dans le temps et dans l’espace. Cette situation dramatique était prévisible et la responsabilité en incombe totalement au pouvoir. Ce dernier s’est toujours refusé à répondre aux justes aspirations des Algériennes et des Algériens à la démocratie, à la liberté et à la justice sociale. L’accroissement des inégalités, l’extension du chômage et de la misère, le règne de l’arbitraire et des passe-droits, l’omniprésence de la corruption, la tyrannie des mafias, la hogra au quotidien sont devenus insupportables.

 

Le pouvoir a cru qu’il pouvait continuer d’ignorer les préoccupations légitimes des citoyens, en fermant les champs politique et médiatique. Ce faisant, il s’est coupé totalement de la société. En l’absence de canaux de médiation, il ne reste donc plus d’autre espace d’expression à une jeunesse désespérée que la rue. Faute de réponse politique aux demandes exprimées, le face-à-face avec les services de sécurité se transforme inévitablement en émeutes.

 

Le processus de normalisation autoritaire engagé à partir de 1995 avec l’élection présidentielle, puis la promulgation d’une nouvelle constitution en 1996 et les élections législatives et locales en 1997, en l’absence d’une vie politique réelle et dans un environnement caractérisé par un terrorisme des plus barbares, ne pouvait se réaliser qu’au moyen de la fraude. Cette construction factice a vite montré ses limites. Par ailleurs,  le régime a non seulement conservé son appareil traditionnel, le FLN, mais il s’est aussi permis le luxe de se doter d’un deuxième appareil, pour mieux assurer sa pérennité et écarter ainsi toute possibilité d’alternance.

 

Le discrédit qui a frappé ces institutions issues de la fraude est tel aujourd’hui que les citoyennes et les citoyens, même s’ils demeurent globalement hostiles au pouvoir en place, ne croient plus ni aux élections, ni même aux partis politiques. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le mouvement citoyen de  Kabylie s’est organisé d’une manière autonome sous la forme de la Coordination des Aarouchs. A trois mois de l’échéance normale des législatives, l’écrasante majorité des Algériennes  et des Algériens ne se sentent pas du tout concernés par un vote dont ils savent à l’avance qu’il ne leur apportera rien de plus que le quotidien morose qu’ils connaissent depuis trop longtemps déjà, sans compter que la Kabylie risque de n’y pas participer du tout.

 

Le devoir de vérité et de lucidité commande de dresser un bilan sans complaisance de la situation du pays, de cerner les raisons profondes de la crise et de proposer des solutions raisonnables à même d’épargner au pays de nouveaux malheurs.

 

Où en est l’Algérie aujourd’hui ?

La violence meurtrière qui sévit depuis dix ans maintenant a fait plus de 100 000 morts et un nombre considérable de handicapés, de veuves et d’orphelins, sans compter des milliers de « disparus » et des centaines de milliers de personnes déplacées. L’ampleur des destructions se chiffre en milliards de dollars. L’élite intellectuelle du pays (journalistes, universitaires, personnalités politiques et syndicales) a été décimée, tandis que des milliers de cadres, d’universitaires, de chercheurs et de médecins ont fui le pays, pour la plupart de manière définitive. Malgré l’amnistie accordée aux terroristes en violation de la Constitution, la paix promise n'a pas été ramenée. L’année 2001 a encore enregistré au moins 2 000 morts.

 

En dépit des changements de forme, le régime politique est resté globalement le même qu’avant octobre 1988. Il reste marqué par la dualité entre des institutions de façade, lieu d’exercice d’un pouvoir civil, où les acteurs produisent des discours mais demeurent totalement  impuissants à changer la réalité et des cercles de décision occultes, lieu d’exercice  du pouvoir réel, où les acteurs ne s’expriment qu’en de rares occasions mais qui prennent effectivement toutes les décisions qui comptent. Faut-il s’étonner dès lors que les « institutions », notamment les deux chambres du parlement, ne sont que des chambres d’enregistrement, destinées plus à la consommation extérieure qu’à servir véritablement de représentation nationale ?

 

Si la responsabilité première de cette situation incombe au pouvoir, la faillite de la classe politique est tout aussi patente aux yeux des citoyens. Les partis dits d’opposition se sont en fait organisés sur le modèle du parti unique, n’étant en définitive que des appareils au service d’un zaïm tout puissant et inamovible. La fonction principale de cette opposition est soit de servir de caution démocratique au régime, soit de relayer le discours populiste du pouvoir auquel elle a fini d’ailleurs par s’associer. En définitive, on peut dire qu’en guise de multipartisme, l’Algérie s’est plutôt dotée d’une multitude de « partis uniques ».

 

Globalement, le champ politique est occupé par deux courants : un courant islamo-populiste, et un courant moderniste, dit démocrate. Le premier possède une grande capacité de mobilisation mais se trouve porteur de menaces pour les libertés individuelles, et même du danger du recours à la violence et au terrorisme comme l’expérience tragique des dernières années l’a amplement démontré. Le second, théoriquement  favorable aux libertés démocratiques, reste cependant largement coupé des réalités algériennes, n’arrive pas à s’unir et n’a un ancrage solide que dans le bastion kabyle, ce qui lui donne forcément un caractère régionaliste et ne lui laisse que de très faibles capacités de mobilisation à l’échelle nationale.

 

C’est d’ailleurs en raison de l’échec relatif des partis traditionnellement implantés en Kabylie que les citoyens de cette région ont inventé un type d’organisation original, la Coordination des Aarouchs, qui, tout en puisant sa substance dans les traditions séculaires du peuple algérien, n’en est pas moins moderne de par sa composante, son autonomie, ses modalités d’action et ses objectifs. Non seulement les Aarouchs ont démontré leur représentativité par leur capacité de mobilisation, mais ils ont élaboré une série de revendications, consignée dans la Plate-forme d’El Kseur, qui est un véritable texte doctrinal dont la portée est nationale et dépasse largement le cadre de la seule Kabylie. Le pouvoir s’est d’ailleurs trouvé contraint de reconnaître la légitimité de ces revendications.

 

Tous les maux constatés en Kabylie sont en réalité largement répandus dans les autres régions du pays. Ils ont pour noms : mépris envers le citoyen, sentiment d’injustice appelé  « Hogra » ou « Tamheqranit », bureaucratie, corruption, chômage, crise du logement, pauvreté, misère sociale, vide culturel, déni identitaire et surtout absence totale de perspectives. Ce ne sont là que les symptômes de la faillite d’un régime devenu obsolète.

 

Par ailleurs, les politiques économiques imposées sous la houlette du FMI, à partir de 1994, n’ont pas arrangé les choses. Certes les équilibres macro-économiques ont été maîtrisés et des réserves de change conséquentes ont été constituées, mais l’ouverture économique a surtout favorisé les activités de négoce, le commerce d’importation et alimenté la spéculation et la corruption, au lieu de relancer l'activité productive. L’investissement étranger n’est réellement présent que dans le secteur des hydrocarbures. L’évasion fiscale est plus importante que les rentrées fiscales ordinaires et le budget de l’Etat  dépend à 70% de la fiscalité pétrolière.

 

Le chômage atteint 30% de la population active, alors qu’arrivent sur le marché du travail entre 250 000  et  300 000 personnes supplémentaires chaque année. La crise du logement se traduit par un déficit d’au moins 1 500 000 unités. La pénurie d’eau devient un problème majeur tant pour les grands centres urbains que pour l’agriculture. Le système de santé est défaillant à plus d’un titre. La sécurité sociale connaît des déficits structurels appelés à se creuser, notamment sa branche retraite. La pauvreté, avec son lot de fléaux sociaux (toxicomanie, prostitution, petite et grande délinquance) et de maladies, tend à se généraliser. Le système éducatif exclut chaque année plus de 500 000 élèves. En dépit de la "scolarisation massive", l'Algérie compte pas moins de 40% d'analphabètes. L'activité culturelle est réduite aux seules manifestations folkloriques. La religiosité ostentatoire, l'intolérance et la censure ont réduit les créateurs au silence ou à l'exil.

 

Comment en est-on arrivé là ?

Les Algériennes et les Algériens paient aujourd’hui le prix des mauvais choix qui leur ont été imposés dès l’Indépendance. A titre d’illustration, on peut faire remarquer que si, en 1960, l’Algérie et la Corée du Sud avaient un revenu par habitant comparable, aujourd’hui, celui de la Corée est six fois plus élevé.  De plus, en dépit de l’existence d’une manne pétrolière très enviable, la comparaison avec nos voisins maghrébins ne plaide pas en faveur de l’Algérie.

 

Tant que la manne pétrolière permettait, par la gabegie et le populisme, et au prix de gaspillages énormes, d’assurer la «paix sociale», le régime a pu se maintenir sans trop de difficultés, malgré l’existence de mouvements de contestation. Mais l’effondrement du prix du baril en 1986, a précipité le pays dans la crise qui a culminé avec les évènements d’octobre 1988.

 

Au lieu d’en tirer les leçons et changer de cap en optant franchement pour une transition démocratique, le régime a préféré la fuite en avant dans une fausse alternative en favorisant le courant islamiste. Certes l’avènement du multipartisme, l’apparition d’une presse indépendante et les premières réformes économiques en 1989 avaient suscité des espoirs légitimes. Mais le coup d’arrêt brutal à la transition démocratique, en janvier 1992, n’a fait qu’approfondir une crise, déjà très complexe.

Les faits ont amplement démontré a posteriori que le pouvoir n’a jamais voulu d’une véritable transition démocratique, attendant seulement le moment favorable pour récupérer le terrain perdu. C’est ce choix à courte vue qui est le premier responsable du drame que connaît l’Algérie depuis dix ans. Treize années après les douloureux évènements d’octobre, la démocratie n'est toujours pas au rendez-vous et l’Algérie se trouve quasiment à la case départ. Le régime continue à s’accrocher aux solutions factices imposées d'en haut et aux recours réitérés à des "hommes providentiels".

 

Pourquoi en est-on arrivé là ?

On peut légitimement s’interroger sur les raisons de l’échec de la transition démocratique en Algérie quand on sait que la plupart des pays d’Europe de l’Est ont fait leur mutation en l’espace d’une année ou deux seulement et, pour les plus dynamiques d’entre eux, s’apprêtent déjà à intégrer l’Union européenne élargie. En réalité, la comparaison n’a pas lieu d’être. Alors que ces pays avaient naturellement accédé à la modernité, au même titre que l’Europe de l’Ouest, l’Algérie, de par la situation de décadence puis de colonisation qu’elle a subie, n’a connu qu’une modernisation forcée, venue de l’extérieur, et qui n’a pénétré la société que très superficiellement. En conséquence, la culture populiste demeure prépondérante.

 

Au niveau du pouvoir, le populisme se traduit par un discours et des pratiques faits d’autoritarisme, de nationalisme, de paternalisme et de démagogie. L’Etat est réduit à son seul appareil administratif et se trouve privatisé de fait, au profit d'un pouvoir de type autoritaire. Au lieu de résider dans des institutions pérennes, le pouvoir est personnalisé. Le régionalisme, le clanisme, la bureaucratie, la corruption sont les constantes d’un tel régime qui a fini par dilapider l’énorme capital de sympathie de l’Algérie, hérité de sa lutte de libération. La rente pétrolière, qui aurait pu constituer un atout pour l’économie algérienne, a surtout servi à alimenter les réseaux clientélistes et à fabriquer un consensus populiste garantissant la paix sociale.

 

Prisonnière d’une conception frileuse de l’unité du peuple, la vision populiste ne connaît que la langue unique, la religion unique et la pensée unique. Elle ne reconnaît pas la diversité au sein de la société. En ignorant le pluralisme, elle ignore du même coup les fondements mêmes du politique. On peut même dire qu’un régime populiste, quelle que soit sa forme, est fondamentalement un régime apolitique Toute expression d’une divergence est ainsi vue comme une atteinte aux intérêts supérieurs de la nation, voire comme une trahison. L’unanimisme de façade sert alors à masquer le rejet du pluralisme politique. Les conflits ne peuvent alors s’exprimer que par les discours de haine et la violence à laquelle répondra la répression. Or la démocratie n’a de sens que dans une situation où les conflits sont institutionnalisés et donc susceptibles de trouver une issue pacifique par le dialogue, la négociation et le compromis. Cette conception du politique est au cœur de la modernité.

 

La culture populiste demeure largement répandue non seulement au sein du pouvoir et de la classe politique mais aussi, et à cause de cela, au sein de la société toute entière. On ne peut prétendre vouloir la démocratie, qui n’est au fond qu’une procédure de légitimation des élites dirigeantes, sans en accepter les prémices, c’est-à-dire la modernité politique. La crise algérienne résulte d’abord de la difficulté des Algériennes et des Algériens à accéder à la modernité. Force est de constater que la modernisation forcée, imposée par le haut avec acharnement pendant trois décennies, selon un schéma importé et sans rompre avec le populisme, a échoué. De cet échec est né un autre avatar du populisme, l’islamisme, qui au nom de l’authenticité,  rejette toute forme de modernité, assimilée à l’occidentalisation.

Comment en sortir ?

De ce qui précède, il s’ensuit que, pour entrer en politique, il faut d’abord sortir du populisme.

Au niveau symbolique, il faut commencer par enlever à la terminologie officielle des différentes institutions de l’Etat les qualifiants qui témoignent de la culture populiste. Il est amplement suffisant de dire simplement : « République algérienne », « Armée algérienne », « Assemblée nationale », « Maire », « Conseil municipal »… Il faut cesser de faire référence aux « masses populaires », mais s’adresser à l’individu-sujet et au citoyen.

 

Il faut réserver le terme nation pour la seule nation algérienne et utiliser le terme monde arabe ou musulman pour désigner l’ensemble des pays arabes ou musulmans. L’Algérie doit être considérée comme une nation fécondée avantageusement par divers peuples, cultures et confessions, tout au long de son Histoire et non comme la terre du peuple héroïque qui a réussi à repousser toutes les invasions pour rester lui-même. L’Algérie ne doit plus se définir par des « constantes de la nation », autrement dit une identité permanente, déterminée une fois pour toutes, mais comme une collectivité politique définie par une volonté de vivre ensemble, en citoyens, à la fois égaux et différents.

 

Il nous faut bannir définitivement toute forme d’ostracisme à l’égard des autres cultures  ou confessions, promouvoir le dialogue des cultures et des religions et œuvrer  pour que l’Algérie redevienne une terre d’accueil pour les étrangers, y compris pour ceux qui seraient désireux de s’établir définitivement chez nous. Les nations les plus fortes et les plus dynamiques ne sont-elles pas celles qui se sont constituées par des vagues successives d’immigration ?

 

Ensuite, un travail d’éducation politique doit permettre au plus grand nombre d’accéder à la modernité et d’en assimiler les valeurs essentielles.

La rationalité signifie que la vie en société peut être organisée de manière intelligente et que la quête du progrès est légitime et à la portée de tous.

La citoyenneté implique des sujets pleinement conscients de leurs droits et de leurs devoirs et qui  participent activement à la vie politique et à l'élaboration de la loi, par définition expression de la volonté générale.

L'égalité, corollaire de la citoyenneté, qui signifie que tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs et qu'il n'y a aucun privilège de naissance ou pour toute autre raison, qu'ils sont égaux devant la loi et dans les faits et qu'ils disposent d'opportunités égales.

 

La modernité n'est pas du tout en contradiction avec les principes islamiques, contrairement à ce que prétendent les promoteurs des thèses obscurantistes. Bien au contraire, rien ne s’oppose à être moderne tout en se prévalant des valeurs spirituelles de l’islam. La modernité bien comprise doit d’ailleurs s’appuyer sur la tradition et sur tout ce qui constitue notre mémoire collective.

 

La démocratie, quant à elle, ne saurait se résumer aux rendez-vous électoraux. Elle doit se fonder sur la modernité politique. Il s’ensuit qu’une élection acquise sur une base populiste n’a que peu de valeur. Elle est même porteuse de graves dangers, dont la confiscation des libertés n’est pas le moindre. La démocratie ne saurait être reconnue comme valable sans tout ce qu’elle implique : consultations populaires régulières ; participation des citoyens à ces consultations ; pluralisme des partis politiques ; gouvernement de la majorité dans le respect des droits de la minorité qui doit pouvoir s’exprimer, formuler des critiques et constituer une opposition ; principe de l’alternance au pouvoir ; pluralisme institutionnel  avec la séparation et l’équilibre des pouvoirs ; éducation et information des citoyens…

Ainsi le pouvoir prétend de manière fallacieuse que la démocratie existe en Algérie. Or le principe d’alternance au pouvoir, qui signifie que l’opposition devient majoritaire et accède au pouvoir, n’a jamais été concrétisé puisque tous les gouvernants, élus ou non, ont toujours été issus du système.

 

De plus, si la démocratie politique est essentielle, elle ne saurait constituer une fin en soi. La démocratie n’est que le moyen de résolution pacifique des conflits. Il est tout aussi important que des projets et des programmes soient élaborés et soumis à l’appréciation des citoyens.

 

La classe politique doit donc rompre définitivement avec les discours populistes et les promesses démagogiques. Les hommes politiques doivent proposer des programmes pouvant constituer des alternatives crédibles aux questions politiques, économiques et sociales, à moyen et long termes, et non se focaliser seulement sur les questions de pouvoir. Les partis doivent se constituer d’abord autour des idées et pas seulement autour d’un chef. L’organisation et le fonctionnement des partis doivent obéir aux règles démocratiques.

 

Au plan idéologique, les courants fondés sur l’islam, s’ils doivent continuer d’exister, doivent impérativement faire leur mue vers une sorte de démocratie musulmane, alliant les exigences de la pratique démocratique aux valeurs les plus nobles de l’islam, et abandonner définitivement l’objectif, utopique et porteur de menaces, de réalisation d’un Etat islamique qui serait conforme à la sharia. Les courants modernistes doivent rompre avec une vision purement rationaliste de la modernité, qui même si elle se prétend à vocation universelle, n’en est pas moins un héritage judéo-chrétien. Ils doivent également pouvoir se rassembler et élargir leur implantation à l’ensemble du territoire national pour devenir crédibles. La classe politique algérienne ne peut donc se constituer en alternative au régime en place qu’en accédant elle-même à la modernité.

 

Quelles réformes mettre en œuvre ?

Les réformes institutionnelles sont impératives. Il faut séparer et équilibrer les pouvoirs au niveau central et en même temps procéder à une large décentralisation. Donner plus de pouvoir au Parlement, réduire les prérogatives du président de la République et garantir l’indépendance de la magistrature sont les axes principaux de la réforme institutionnelle. L’armée doit être dépolitisée et professionnalisée. Les services de sécurité doivent retrouver leur vocation normale dans un Etat de droit et ne plus s’immiscer dans la vie politique.

 

Les collectivités locales doivent bénéficier de la libre administration de leurs affaires et d’une fiscalité distincte de celle de l’Etat. Les assemblées régionales devront être le pivot d’une vraie décentralisation avec dévolution de compétences, se fondant sur le principe de subsidiarité.

 

Les droits de l’Homme, dans toutes leurs dimensions, seront consacrés dans les textes fondamentaux et les moyens de leur sauvegarde et de leur promotion mis en place. A ce titre, en vertu du principe de citoyenneté, l’égalité des droits entre l’homme et la femme doit s’affirmer dans la loi et se concrétiser dans la pratique. Tamazight doit être reconnue comme langue nationale au même titre que l’arabe. Dans le cadre de la décentralisation, les régions qui le souhaitent pourraient, après consultation populaire, en faire leur langue officielle.

 

Dans un Etat de droit, la liberté est la règle et l’interdiction l’exception. Partant de ce  principe, tout ce qui n’est pas interdit doit être libre. Ainsi les libertés d’association, d’opinion, d’expression, le droit syndical et le droit de grève, étant des droits fondamentaux, ne doivent être soumis à aucune loi, sauf pour en garantir l’exercice. Aussi, les partis politiques, les associations, les syndicats,  les organes de presse, les chaînes de radio et de télévision  doivent pouvoir être créés librement. Le droit de réunion, le droit de grève et le droit de manifester pacifiquement doivent obéir au principe déclaratif et non au régime de l’autorisation préalable. Conformément aux conventions internationales, les seules limites acceptables pour l’exercice des libertés fondamentales sont celles imposées par la nécessité de sauvegarde de l’ordre public.

 

Toutes les autres réformes, qu’elles soient à caractère économique, social et culturel, restent largement tributaires des réformes politiques. Les réformes du système bancaire, la dynamisation de la Bourse d’Alger, la mise à niveau de l’appareil productif, les encouragements à l’investissement et à la création d’entreprises, les privatisations, la transparence dans les pratiques commerciales et le rôle régulateur de l’Etat ne peuvent être assurés si la souveraineté de la loi n’est pas admise et l’indépendance de la justice n’est pas concrétisée. Il est certain que sans une véritable démocratisation et la garantie d’un Etat de droit, il n’y aura en définitive ni stabilité politique, ni investissements, ni croissance économique, encore moins une hypothétique renaissance culturelle, pourtant si nécessaire.

 

Comment procéder ?

Diverses propositions émanant de l’Opposition ont été formulées dans une perspective de sortie de crise. La plupart suggèrent une nouvelle période de transition, de durée variable, avec des organes cooptés, à l’issue d’un dialogue ou d’une conférence réunissant pouvoir et Opposition. Implicitement, elles sous-entendent le départ ou la mise hors-jeu du président de la République actuel et le report des échéances électorales. Elles préconisent en somme une sortie de crise par le haut dont la légitimité, par principe, est très discutable.

 

La plate-forme d’El Kseur, émanation d’un mouvement citoyen et légitimée par une large adhésion populaire, constitue une base de travail, sans doute plus intéressante à prendre en considération, surtout si on la replace dans un cadre national. En effet, en dehors des points liés à la conjoncture du printemps 2001,  toutes les autres revendications ne peuvent avoir d’issue que dans un cadre national, y compris la question de la reconnaissance de Tamazight. Au niveau de la méthode, les acteurs du mouvement des Aarouchs posent comme principe le caractère non négociable de la plate-forme, ce qui est logique, vu que la plupart des points correspondent à des droits fondamentaux, arbitrairement confisqués, et à une exigence de démocratie et de justice. Cela n’est pas forcément contradictoire avec la nécessité de dialoguer. En outre, la plate-forme pose des problèmes de fond que les appareils partisans ont souvent escamotés.

 

Ainsi sont mis en exergue :

La nécessité de mettre fin à l’impunité dont ont toujours bénéficié les auteurs de dépassements et l’obligation pour l’Etat d’accorder des réparations aux victimes;

La redéfinition des missions des différents corps de sécurité, à travers l’exigence du départ de la gendarmerie, ce qui pose le problème des lois organiques sur la sécurité et sur l’Etat d’urgence et l’Etat de siège,  pourtant prévues par la Constitution mais non promulguées à ce jour;

La primauté absolue de la souveraineté populaire sur toute autre considération et donc le droit et le devoir des instances élues de contrôler tous les organes exécutifs, au niveau central et au niveau local ;

L’obligation de mettre fin à toute forme d’injustice, de Hogra et d’exclusion, ce qui signifie non seulement la primauté du droit mais aussi une exigence de justice sociale ;

L’exigence d’un plan socio-économique d’urgence et d’une allocation chômage.

Aucune de ces demandes n’est spécifique à la Kabylie. C’est bel et bien d’une totale remise en cause du système qu’il s’agit. C’est pour cette raison que le dialogue ne saurait être que national.

 

Ainsi, au lieu de minimiser la portée de la plate-forme d’El Kseur, en se focalisant sur la seule Kabylie et en dialoguant avec des partenaires non représentatifs, le pouvoir ferait mieux de chercher plutôt à mettre à profit  la situation pour trouver les voies et moyens pour sortir, une fois pour toutes, de la crise qui étrangle notre pays depuis plus d’une décennie. Le dialogue doit donc concerner toutes les forces politiques nationales et toutes les personnalités représentatives, connues et reconnues des citoyens.

 

Le dialogue est d’autant plus nécessaire que la question de la tenue des élections législatives à l’échéance normale se pose avec acuité. Tenir les élections dans les circonstances actuelles, c’est prendre le risque d’aggraver encore plus la fracture entre la Kabylie, qui ne va pas y participer, et le reste de l’Algérie. On ira alors forcément vers une sorte de restauration du parti unique, sous une nouvelle forme, avec une domination écrasante du courant conservateur. Repousser la date des élections, sans tracer les perspectives d’une sortie de crise, ne servira à rien d’autre qu’à reconduire le statu quo, avec le risque de prolongation et d’extension des émeutes. De plus, ce serait violer une nouvelle fois la Constitution. Mais l’impasse n’est due qu’à une absence de volonté politique et ne constitue nullement une fatalité.

 

Le bon sens commande de tenir les élections conformément à la Constitution et d’ouvrir simultanément un dialogue pour dégager les perspectives d’une sortie de l’impasse. Mais pour que ce dialogue soit crédible, il doit impérativement être précédé de mesures de détente,  prises unilatéralement par le pouvoir, sans conditions et sans négociations préalables. C’est ce que demande au fond la Coordination des Aarouchs en exigeant « une réponse officielle, urgente et publique » à la plate-forme d’El Kseur.

 

Par la suite devront être abrogés impérativement :

Le décret législatif portant Etat d’urgence, qui est anti-constitutionnel et qui est devenu sans objet, d’autant que la lutte anti-terroriste ne nécessite plus qu’un dispositif spécifique, ne portant pas atteinte aux libertés fondamentales et  pouvant être mis en place par un simple décret exécutif ;

La loi sur les partis politiques ;

La loi sur les réunions et manifestations publiques ;

Le Code de l’information et toutes les dispositions pénales concernant la liberté d’expression ;

Les dispositions du Code de la famille inspirées de la charia lorsqu’ils violent le principe de l’égalité citoyenne.

 

L’objet du dialogue serait d’établir un consensus national sur les modalités d’un retour à la transition démocratique, ordonné et pacifique. En effet, si l’élection présidentielle de 1999, en dépit des conditions qui l’ont entourée, a porté un candidat non issu de l’Armée à la magistrature suprême, la portée de cet événement a été malgré tout limitée, vu que le candidat était issu du système. Or la transition démocratique ne sera réelle que si l’alternance est réalisée par l’accès à la magistrature suprême d’un civil, non issu du système et non coopté par l’Armée. Les deux années qui restent du mandat présidentiel doivent donc être consacrées à l’ouverture des champ politique et médiatique, de manière à permettre une recomposition politique, par le bas, conforme aux aspirations des citoyens.

 

Une fois acquise l’ouverture des champs politique et médiatique, la réhabilitation de la vie politique et le dynamisme du mouvement associatif compenseraient largement la faible représentativité des assemblées élues en 2002, ce qui n’est pas sans rappeler la situation vécue de 1989 à 1991. De  nouvelles entités locales, les assemblées régionales, pourraient également être mises en place, à titre transitoire, avec un pouvoir consultatif, dans les domaines économique et social.

 

A l’échéance du printemps 2004, le nouveau président, civil non issu du système et non coopté par l’Armée, doit obligatoirement dissoudre, immédiatement après son élection, l’assemblée nationale mal élue en 2002 et faire élire, après révision de la loi électorale, une nouvelle assemblée nationale, représentative de la nouvelle configuration politique du pays. Cette assemblée pourrait également se voir confier la charge d’amender la constitution de 1996, voire d’élaborer une nouvelle constitution dans un délai maximum d’une année. Après la mise en œuvre de la nouvelle constitution, les élections locales concerneraient d’abord les régions, puis les communes et les wilayas, après promulgation des lois les régissant.

 

La période de transition démocratique qui s’ouvrirait après l’élection présidentielle de 2004, logiquement dirigée par un gouvernement d’union nationale, doit servir à la mise à niveau de la législation algérienne pour la rendre conforme aux exigences de la modernité et de la démocratie et l’adoption d’un train de réformes institutionnelles, économiques, sociales et culturelles en conformité avec les aspirations légitimes des Algériennes et des Algériens à la liberté et au progrès social.

 

En définitive

Les exigences de la mondialisation, de l’adhésion de l’Algérie à l’Union européenne et à l’OMC, ainsi que le nouveau contexte international, offrent à l’Algérie une opportunité irremplaçable pour sortir de la crise et rejoindre le concert des nations modernes et démocratiques.

 

Ce défi exige d’abord de la Haute Hiérarchie militaire qu’elle assume ses responsabilités devant l’Histoire, en acceptant une révision déchirante de son rôle dans le pays, pour libérer du même coup l’Institution  des missions politiques et économiques qui ne sont pas faites pour elle.

 

L’élite intellectuelle algérienne est également interpellée pour qu’elle sorte du défaitisme et apporte sa contribution  par ses idées et son engagement dans le combat pour la démocratie. 

 

Les partis politiques doivent tirer les leçons de leurs échecs, investir le terrain à l’échelle nationale, être en mesure d’orienter les luttes populaires dans un sens positif et  surtout être capables de s’unir pour pouvoir peser sur la scène politique.

 

Enfin, le mouvement citoyen de Kabylie, s’il veut aboutir,  doit savoir déjouer les pièges de la ghettoïsation et tendre la main au mouvement citoyen des autres régions d’Algérie.

 

C’est à ce prix seulement que l’Algérie du XXIème siècle pourra espérer devenir une nation de citoyens libres, acteurs de leur propre destin, où chacun sera tout à la fois fier de son identité personnelle et saura communiquer avec l’Autre.

 

* Député, ancien ministre                                                                Alger, le 26 décembre 2001.